Notes

« Je trace au recto, au verso d’une feuille qu’ensuite j’ouvre dans l’épaisseur, presque intégralement : toujours au moins une bande de papier garde son intégrité, articule recto et verso et devient cardinale : charnière. »

Ce sont des dessins au sens où l’articulation y prime (peut-être aussi au sens pronominal du verbe : « se dessiner a une valeur figurée “prendre tournure”, “devenir plus net” »).

Ces dessins présentent comme deux registres : celui des tracés superficiels (souvent au pinceau) et celui des traces de l’ouverture matérielle du papier.

Pour les tracés, matériaux communs : crayon, encre de Chine, acrylique, etc. Rien que de très banal, sans noblesse ni mystère : le coup de pinceau (dépôt et trajet) est visible et lisible (à livre ouvert ?), même si toujours le simple se double ou tremble.
Visibles aussi : les traces de l’ouverture de la feuille dans son épaisseur. Autre registre. Le matériau y a perdu la constance de sa texture : un papier qui faisait 200 gr/m2 d’un millimètre à l’autre passe d’une épaisseur à l’autre et cela se voit. Tantôt opaque et blanc ; tantôt, translucide, un gris y perce (celui de l’ombre entre le dessin et le mur où il est suspendu). Des froissements témoignent. Ces traces ne se laissent pas lire ou reconnaître comme telles ; elles se voient plus (visibles, non lisibles) et moins (mal reconnues : discrètes).
Le dessin apparaît à l’articulation de ces deux registres.

Pas de travail sur la texture préparant un support particulier mais des tracés qui, abordant la distinction des deux faces d’une feuille, ont appelé son ouverture et l’altération de son épaisseur. Ouverture de la feuille : séparation de ses faces.
La séparation est la condition de ces dessins. Parfois les tracés l’appellent directement : l’anticipent. Mais plutôt, hors chronologie, un double geste d’attaque et de soin : arracher le recto au verso requière une attention aiguë aux réactions du papier, une sollicitude.

Dessins suspendus au mur (fixés aux seuls points supérieurs), ils flottent, bougent au vent ou au passage. Leur tenue est la suspension. Une face, par charnière, est suspendue à l’autre : séparées, latéralisées, elles ne sont pas devenues indépendantes. La suspension physique expose ce lien, elle augmente aussi le jeu de l’ombre entre dessin et mur. Cette ombre sourd où le papier est laminé et apparaît à ses bords (que les changements d’épaisseur font un peu onduler). À montrer recto et verso, parfois extérieur et intérieur du papier, on ne montre pas tout pour autant et l’ombre s’en souvient.

Excédé – quasi doublé –, le format de départ dicte pourtant l’étendue limitée de chaque dessin. Le relais de l’une des faces de départ par l’autre ne peut être pris indéfiniment.

« Relais » ou battement entre séparation et lien : l’ouverture s’est faite par traction alternativement exercée sur une face et sur l’autre. Sinon l’une d’elles se serait déchirée, quittant le dessin. Ces tractions ont creusé dans le papier des sortes de vagues en alternance épaisses (opaques) et affinées (translucides) : les fibres du papier se sont réparties inégalement, celles que perdait le recto ont épaissi le verso et vice versa. Autour de chaque charnière, ces vagues se répondent physiquement mais non en miroir : à l’opaque répond le translucide. La symétrie est barrée par le relais.

Chaque face est arrachée à l’autre et le dessin s’articule à cette équité.

Aristide Bianchi
mai-juin 2015